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HISTOIRE

TOP AUTEUR 2020 ROMAIN

Premier épisode | Épisode précédent

Le chef de chantier -Fin

C'était la première et dernière fois que je disais à un homme que je l'aimais.

Il a enfoncé sa tête dans l'oreiller en poussant un très long soupir qui disait combien il était heureux d'entendre cela. Mais ce n'était pas vrai car je nous mentais, à lui comme à moi.
Certes qu'en cet instant je l'aimais éperdument, mais je savais aussi que je ne pourrais jamais lui pardonner totalement cette douleur, cette blessure, cette...

J'aimais Abel quand il était vulnérable, afin de l'envelopper de tendresse et de réconfort mais c'était comme faire un gros câlin à un tigre affamé. Sa nature l'emporte et il vous bouffe.
Abel, tel le Sphinx, renaîtrait de ses cendres, superbe et arrogant, et de nouveau me tuerait.

J'aurais tant voulu savoir et pouvoir l'aimer comme il le souhaitait... et comme il était.

C'est un gros boulot que d'apprendre à aimer, surtout quand on a séché beaucoup d'heures de cours. Mais maintenant, j'en connais un sacré rayon sur le sujet. Vous pouvez me croire.
Conclusion : on n'aime vraiment qu'une seule fois. L'amour n'est pas rechargeable.
Point barre.

Dans notre vie, le train du grand amour, du véritable amour, ne s'arrête qu'une seule fois devant nous. Tous les trains qui suivent, ne sont que des trains de petites banlieues.
Il y a ceux qui savent reconnaître cet extraordinaire et terrible train et qui monte à son bord pour partir au loin et il y a ceux qui restent sur le quai.

Je vois les cancres du fond de la classe qui s'agite et qui lèvent le doigt.
" Çé pas vrai ça, M'siô, qu'ils disent, on peut aimer bôôcoup dans la vie, gnak, gnak, gnak. "
Évidemment que oui, bande de crétins, puisque vous êtes amoureux tous les samedis soirs !!
Prenez tous la porte, aller ouste, du balai !!! Je disais donc, qu'il y a ceux qui s'obstinent à se bercer d'illusions et ceux à qui à on ne la fait plus. Mais revenons-en à mon Abel.

Les jours qui suivirent cet événement furent comme des jours de convalescence, ces jours où on réapprend les gestes du quotidien.

Abel et moi faisions semblant de nous comporter comme s'il ne s'était rien passé.

C'était une grave erreur car, quitte à nous en foutre plein la gueule, nous aurions pu percer l'abcès, une bonne fois pour toutes.

Un matin, en me rasant, mon miroir me révéla que j'avais deux plis amers qui encadraient ma bouche et que mon regard était redevenu celui du grand méchant loup, planant, dur et désabusé. Abel avait dû remarquer ce changement aussi.

Le week-end suivant, Abel me demanda, timidement, de venir l'aider à rentrer du bois dans sa remise. Quand j'arrivais ce matin-là, Abel était torse nu sous une pluie fine et tronçonnait son bois pour l'hiver. Les muscles de ses bras et de ses épaules ondulaient dans la manipulation de la lourde tronçonneuse.

Il enleva ses lunettes de protection et vint à ma rencontre.

Ses cheveux ras et ses belles épaules étaient parsemés de sciure blonde et des gouttelettes d'eau de pluie faisaient comme des diamants sur sa peau bronzée. J'ai posé une main sur sa poitrine et il a saisi mon poignet pour y déposer un baiser.

Nos gestes étaient tendres et tout aurait basculé du bon côté si ce connard de Cupidon n'avait été occupé ailleurs.
Il devait en avoir marre de nous deux... faut le comprendre.

- Je nous ai fait une pissaladière comme casse-croûte. Tu viens manger un morceau avant de commencer ? Me proposa le beau bûcheron.

Les pissaladières d'Abel étaient à tomber par terre tant elles étaient succulentes.
Accompagnées d'un petit rosé de Provence, c'était bon comme un petit péché.

Je l'ai suivi dans la maison. Là, il m'a attiré vers son lit et m'a basculé dessus. Comme au bon vieux temps, je me suis laissé faire.

Il a enfourché mes cuisses.

Les bras en croix, je l'ai laissé déboucler mon ceinturon sans réagir car je savais qu'il n'allait rien trouver d'intéressant dans mon jean puisque je ne bandais pas. Il ne renonça pourtant pas et utilisa les procédés les plus perfides pour me faire bander. Echec total.

- Qu'est-ce qui t'arrive, Romain ?

- Il m'arrive que je n'arrive pas à bander.

Abel laissa reposer son poids sur mes cuisses, ses mains continuant de jouer doucement avec mon sexe qui ne réagissait absolument pas. J'avais entre les jambes une grosse saucisse paresseuse qui semblait faire la sieste. Elle était ferme certes mais vraiment indifférente.

Abel comprenait ce qui se passait mais ne voulait pas encore l'admettre.

- Je t'ai fait tant de mal que ça ?

- Je crois bien que oui.

- Et si je te demandais pardon ?

- Je t'ai déjà pardonné Abel.Tout ce qui arrive aujourd'hui, c'est de ma faute aussi. Je n'ai pas su t'aimer et encore moins te le dire.
Tu croyais que je te désirais seulement. C'était faux.
Tu as la réponse aujourd'hui ou plutôt... NOUS avons la réponse. Hier encore, je ne savais pas que je t'aimais à ce point et que je réagirais comme cela.

J'ai repoussé doucement son torse pour qu'il me libère de son poids et que je puisse me relever. Debout, je me suis reboutonné et receinturé sous le regard navré de mon amant.
Paradoxalement, j'avais pitié de lui. J'étais tout entier pris dans une gangue de pierre mais je ressentais toujours une grande tendresse pour cet animal d'amour.

Il ne savait quoi faire de ses mains en me disant :

- Pardonne-moi Romain, j'ai fait le con, et pourtant je t'aime tant. Je ne savais pas que tu étais si fragile, mais tu donnes trop le change avec tes airs de brute cynique. J'ai merdé.

J'ai répondu :

- Oh, ne t'accables pas trop, Abel. Le vrai problème pour nous deux, c'était que je t'avais tellement dans la peau que j'étais incapable de baiser avec quelqu'un d'autre que toi. Avec toi, j'ai été une vraie pieuvre et tu ne m'as pourtant jamais dit non. À mon tour de te demander pardon, je t'ai pompé jusqu'à la moelle... et que je ne t'ai pas toujours donné ce que tu voulais.

- Mais... j'en redemande, Romain ! Fais ta pieuvre et tu verras... je te donnerais tout. Je t'aime Romain.

- Maintenant je le sais Abel, mais c'est mon zizi qui veut plus. Je n'y peux rien. Ai-je rétorqué avec un ricanement amer.

Nos regards se sont soudés un long moment, mais la magie n'était plus là. J'ai pris la porte.

En lançant mon moteur, j'ai vu Abel remettre ses gants et retourner à son tas de bois pour saisir la tronçonneuse. J'ai roulé pendant des heures n'importe où et n'importe comment.

Qu'il est bon parfois de pleurer sur soi. De se vautrer dans son pathos comme un gros cochon dans sa bauge. Abel est venu, une semaine plus tard récupérer ses affaires. Je ne souhaitais pas trop le voir, de toute façon, il avait les clés de la maison.

Je m'étais accroupi, bras encerclant les genoux, sur un talus face à la mer qui était plate et mauve. Je me charcutais l'âme à plaisir.

Tango, à quelques pas de moi, roupillait allégrement, couché sur le dos et pattes en l'air.
Ses ronflements berçaient ma mélancolie. J'ai entendu un froissement et Abel s'est assis près de moi. Il a passé son bras autour de mes épaules mais j'ai plongé la tête entre mes genoux.

Il m'a bercé un petit moment mais je n'ai même pas pu articuler un mot. Il a embrassé ma nuque. Il s'est relevé et il est reparti, sans un mot.

Sur la table de la terrasse, Abel avait déposé son trousseau de clés.

Alors, à la grande joie de Tango, j'ai sorti une bouteille de whisky et je me suis torché la gueule, gra-ve-ment. Tant pis pour le savon que Clara me passera demain matin.
Ce sera pour elle l'occasion de me faire ingurgiter son putain de mérdique de rince-cochon.

Après cela, n'allez surtout pas croire que je me suis effondré dans un grand lit à baldaquin et qu'à l'instar d'une star hollywoodienne des années 50, je me sois mis à imbiber mes oreillers de larmes intarissables en tambourinant de mes petits poings mignons des draps de satin rose.

Quelques jours après, l'une de mes anciennes copines, saisie de nostalgie, m'a téléphoné.
Elle gardait un impérissable souvenir de moi... ou plutôt de ma queue. Je l'ai invité à me rejoindre dans mes hantes.

Avec l'entière approbation de mes couilles qui fumaient déjà...

Elle était très belle, un réel canon. Vicieuse à mort, avec un appétit de truie pour le sexe.

Un soir, très tard, alors que le succube me faisait prendre l'air sur une promenade, j'ai vu Abel. Je lui ai fait un petit sourire et un salut de tête auxquels il n'a pas répondu.

Les mains fourrées dans les poches de son blouson, il nous a croisés d'un pas rapide, en enveloppant d'un méchant regard d'onyx noir la divine créature qui naviguait à mes côtés.

Quel con ! Après le coup qu'il m'avait fait ! C'était à moi de culpabiliser ??

Même dans les plus furieuses étreintes qu'exigeait de moi ma copine vampire, mes mains cherchaient toujours le corps d'Abel, la peau et les cheveux ras d'Abel.

Mes lèvres cherchaient sans cesse les lèvres d'Abel et le goût de son foutre chaud.

Fort heureusement pour ma santé, ma copine est repartie, motivée par un projet de mariage lucratif. Sa cible était un riche sexagénaire qui prenait du Viagra à tous les repas et qui ne pensait qu'à jouer au bilboquet. J'ignore encore si ce malheureux a survécu à ce dangereux mariage mais de tout coeur, je lui souhaite bonne chance.

La convalescence de mes couilles dura deux semaines durant lesquelles je fis un voyage sous les tropiques. Seul, nostalgique et désorienté. Clara veillait sur Tango. Là-bas, sans Abel.

Décidément, l'amour était une sorte de machin qu'il me fallait manipuler avec beaucoup de précautions. Je disais des conneries (comme d'habitude) parce que, en fait, c'est l'amour qui nous manipule. Et cela, je ne le savais encore pas... un vrai demeuré que j'étais.

Le temps passa.

Je venais de me garer sur le parking d'une grande surface commerciale quand un Duster blanc est venu s'installer sur la place libre à la droite de mon 4X4. c'était Abel.

Nous sommes descendu ensemble de nos véhicules. Par-dessus le toit de ma voiture, nous nous sommes regardé dans les yeux. Il portait une casquette maculée de ciment.

Le temps s'est arrêté.

Il était plus beau que jamais.

Ses yeux noirs à ras de la visière, il m'a dit.

- Tu sais Romain, j'ai réfléchi. Je pense que nous sommes deux gros cons.

- Je le pense aussi. M'entendis-je lui répondre.

Nous nous sommes avancés l'un vers l'autre, comme deux convalescents se rétablissant d'une longue maladie, pour nous étreindre avec force. Il a déposé un baiser dans mon cou et moi je l'ai serré aussi fort que si j'avais voulu lui casser les cotes.

- je viendrai te voir vendredi soir, nous parlerons. Ok ? Me dit-il.

- Ok, viens, Tango sera content de te voir, tu lui manques.

- À lui seulement ? Murmura-t-il sans sourire.

Je n'ai pas répondu mais j'ai haussé les épaules en détournant les yeux.

Une bourrade sur l'épaule, et nous nous sommes séparés. J'ai regardé la haute et svelte silhouette s'éloigner d'une démarche altière et balancée.

C'était trois jours avant l'accident.

L'accident fut stupide comme le sont la plupart des accidents.
C'était sur le chantier d'un immeuble en ville. Soumise à une trop forte charge, l'élingue d'une grue rompit et fouetta le dos de l'homme que j'aurais dû apprendre à mieux aimer.

Il bascula dans le vide.

Il n'y avait que trois étages, mais en bas, il y avait des fers à béton verticaux qui attendaient dans un coffrage. Ils ne lui ont laissé aucune chance de survivre à sa chute.

La dernière fois que j'ai vu Abel, il reposait nu, sur une plaque de métal. Un drap vert recouvrait les courbes harmonieuses de son corps. Ce corps tant aimé.

Les muscles endormis de ses épaules persistaient à se dessiner sous la peau grise et figée.
Son visage était celui d'un prince des horizons lointains et sur ses lèvres pâles, flottait un sourire fataliste qui m'adressait un dernier adieu.

Je n'avais même pas la force de pleurer.

Comme moi, Abel n'avait plus de famille directe. Via mon notaire, de lointains cousins toscans m'ont délégué les pouvoirs d'organiser les obsèques et de m'occuper de la succession.

Entouré des amis d'Abel, j'ai dispersé ses cendres dans un Mistral froid et méchant, à cent pas de sa maison.

Après un moment de recueillement, ils sont tous partis discrètement, me laissant seul, statufié, sur la garrigue.

Là, j'ai craqué. En vain, le chant des oliviers froissés par le vent a essayé de me consoler.

Je suis reparti, le coeur ficelé à tout jamais de fil de fer barbelé..

Pendant longtemps, chaque soir, après avoir lapé son verre de whisky, Tango s'est vautré sur les marches de la terrasse pour attendre une moto qui n'est jamais revenue.

Fin

Romain

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