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HISTOIRE

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Agriculteur | S14 Jérôme

12 | La saint Éloi – Récit à trois voix

Le récit de Lecourt.

Toute honte bue, j’ai emboîté le pas de ce grand costaud, ce Jérôme qui m’invite du geste. Je vibre de mille fourmillements impérieux ; mes bras, d’enlacer cet escogriffe pour le capturer, le ramener à moi, collé, serré, étreint ; mes mains de le dépouiller de ses vêtements et de palper, ausculter ce corps vivant et puissant ; mes doigts de fourrager dans ses toisons, dans sa barbe et ses cheveux hirsutes, débusquer son téton et, plus bas, le sentir se dresser contre moi ; ma bouche de mordre dans ce beau fruit, à pleines dents, de le dévorer avec gourmandise, d’en aspirer les sucs ; ma bite enfin, qui, chaude et tendue comme un gouvernail automatique, m’ordonne de le transpercer, de plonger en lui pour trouver ce cœur battant, ce rythme vital pour nous y fondre.

Je cède à cette pulsion et cet élan me grise. Au diable la raison.

Le récit de Jérôme.

Entre la table du dîner et la porte de la chambre, je me suis débarrassé de mes tongs, j'ai arraché mon tee-shirt qui a volé et mon short tombe à mes chevilles sitôt le seuil franchi. Je l'écarte d'un vif mouvement du pied.

Je me retourne alors d'un bloc et mes doigts agiles dévallent son torse, faisant sauter un à un les boutons de la chemisette qui, surprise, dissimule un maillot de corps comme en portait mon père, la boucle de ceinture, la fermeture à glissière de la braguette. A deux mains, j'ai descendu pantalon et slip à ses chevilles en m'accroupissant, cou tendu et bouche grande ouverte pour gober cette bite suintante qui me cingle la joue.

Pour le gouter, lui.

Sa main s'égare dans mes cheveux, moitié en appui, moitié en guide tandis que je le suçote maladroitement pendant que les deux miennes s'appliquent à extraire ses pieds des mocassins puis des jambes du vêtement. Les doigts en étoile, j'enveloppe tour à tour ses cuisses, remonte sur ses fesses, m'emmêlant dans cette fourrure, ce long poil fin identique à celui qui recouvre ses bras tout en lui appliquant quelques pompes magistrales qui le font sursauter, le tétanisent.

D'une détente de mes cuisses, je me redresse, retroussant à deux mains son maillot pour découvrir son ventre, son torse, son dos, l'intégralité de son corps, fouillant dans ses toisons, léchant, lappant, respirant ses effluves. Je le veux entièrement nu, me recouvrant en me possédant comme pour me protéger alors que je m'offre à lui.

J'ai étendu le bras. Je connais les lieux et leurs ressources. Je l'ai capoté et lubrifié, je me retourne, une cuisse à l'horizontale et, par en dessous mes bourses, je plonge mon majeur copieusement couvert de lubrifiant dans mon anus. Puis je casse mon buste à l'équerre, en appui sur le matelas et sa main guide sa queue. Il entre souplement en moi, recouvre mon dos de son buste et commence à aller-venir. Exactement comme j'en avais envie.

Je veux désormais faire partie de ce monde-là, être de ces hommes là !

Le récit de Julien .

J’ai calmement terminé mon repas.

Histoire de digérer également ma naïveté.

Le temps pour mon amour propre de se rétablir dans une distance qui le restaure.

Puis je me suis levé, approché. Dans le rectangle de lumière que la porte ouverte dessine sur l’angle du lit, un étrange petit animal menaçant dresse une pointe déchiquetée comme la pince de ces petits crabes belliqueux qu’on déloge de sous les pierres à marée basse. Il luit d’un éclat métallisé, celui d’un auxiliaire toujours à mes côtés depuis tant d’années et je souris de ce signe familier, un clin d’œil qui me fait reprendre pied.

Voyons un peu où en sont les deux comparses.

Dans la pénombre, je ne vois luire que l’arrondi d’un dos qui en recouvre un autre, des bras emmêlés et, en dessous, un cul blafard qui se balance d’un sec coup vers l’avant puis qui recule très lentement. Chacune de ses contractions remodèle ses volumes dans la faible clarté mais la nette ligne de démarcation entre la peau plus sombre du dos et le fessier blanchâtre me donne à penser que c’est bien Lecourt qui chevauche Jérôme et le lime ainsi, d’amples et flegmatiques retraits, entrecoupés de sèches accélérations le projetant vers l’avant. Si j’en crois les ahanements et les courtes plaintes en écho qui marquent la fin de chacune de leurs expirations accordées, il me semble que ça doit pas trop mal se passer entre eux …

C’est paradoxal mais je me sens … apaisé. Est-ce de retrouver une configuration familière et attendue où chacun a trouvé une place prévisible ? Me vient alors une pensée destinée à Jérôme : « bienvenue au club » comme s’il satisfaisait ainsi à un rite d’intronisation dans une démonstration d’appartenance, qu’ainsi il nous rejoignait dans notre confrérie secrète.

La notre, celle de Lecourt et moi. Et tant d’autres encore.

Le récit de Lecourt.

J’ai suivi ce Jérôme comme un automate, guidé par ce violent désir qui m’a vrillé les reins dés que j’ai croisé le velours de son regard. Il m’a habilement déshabillé, caressé, sucé, léché, capoté comme s’il était dévoué uniquement à mon service ; il s’est retourné, lubrifié et je n’ai eu qu’à l’éperonner sans avoir à prendre aucune autre initiative. Déjà proclamé vainqueur.

Nous nous sommes solidement emboîtés, comme cela semblait inéluctable, et je ramone maintenant ce solide cul souple et gourmand en cédant à une certaine férocité. Je l’enfile d’une sèche détente puis j’amorce un lent retrait avant de lui décocher un autre carreau d’arbalète qui le fait gémir, mécanique impitoyable.

Puisque c’est bien ce qu’il voulait, non ? Ne m’a-t-il pas mis au défi, dés mon entrée, avec ce regard enjôleur ? Alors qu’il encaisse ! Il a convoqué ma virilité ? Tiens ! Réveillé le satyre en moi ? Encore ! Lecourt n’est pas complètement vermoulu, hein ? Prends ça !

Une ombre approche, un fantôme se glisse silencieusement derrière moi. Tout en plongeant vigoureusement ma queue au plus profond de ce cul somptueux auquel je m’arrime d’une main possessive aux doigts en griffe, je me tourne vivement à demi. Je lance l’autre bras, accroche une tête, la ramène à moi, pousse ma langue … Elle rencontre instantanément … sa comparse et elles se nouent. Avec naturel.

Hmmm ! La vague de plaisir me submerge par surprise, je suis pris en tenaille et la volupté de ce cul qui dévore ma bite se voit submergée par le vertige de ce baiser.

Avec Julien ! Qui d’autre ?

Il se décolle, un instant, pour arracher sauvagement ses vêtements, m’exposant une seconde au froid d’un vide béant. Puis il revient, m’enlace ; peaux adhésives, poils mêlés, nos langues se retrouvent, s’emballent et entament, volubiles, un dialogue véloce qui se réjouit de se voir si complice.

Voilà ! Je suis arrivé, j’ai repris pied sur une terre familière, reconnue, bienveillante. Mes deux bras l’entourent, mes deux mains le parcourent, lui. Et l’autre s’efface, une distraction, presqu’un égarement.

- « Prends moi. »

Le récit de Jérôme.

D’un coup, j’ai senti Lecourt se retirer.

Physiquement, nous restons proches à nous toucher … mais il n’est plus « avec moi ».

Je me retourne, découvre la situation et, en arrêt, je m’assois sur le lit.

Dans la faible lumière, je ne distingue que deux ombres qui glissent l’une contre l’autre, soupirent, s’enlacent, s’étreignent. Julien est entré dans le jeu et me voilà sur la touche.

Mais en spectateur attentif.

Je comprends que ces deux-là ont su se construire un langage, une confiance qui les fait surmonter les embûches et se retrouver, quoi qu’il arrive, un lien pérenne parce que profondément sincère, comme celui que je croyais me relier à Béné et qui, lui, n’était qu’une illusion, une attente sociale. Ce que j’ai devant moi me propose, sans nul doute, une REPRÉSENTATION, sans doute parmi des milliers d’autres possibles, de ce à quoi j’aspire. Profondément.

Me revient alors le souvenir des rapprochements entre mes parents, dans la journée, ou lors du repas, dont nous étions témoins, nous, leurs enfants. Un ralentissement, un bras qui enveloppe, des gestes qui s’attardent, un empressement, toujours discret pourtant. Jamais un mot ambigu mais une évidence dont le contenu restait pourtant absolument indéfini, pour moi tout du moins. Aussi quand l’un d’eux nous annonçait : « papa et maman ont besoin de discuter, soyez sages », je les voyais disparaître sans aucune appréhension. Sans m’interroger plus avant non plus.

J’ignorais tout de ce qu’ils faisaient mais, implicitement, s’est construit une certitude non formulée : les gens qui s’aiment ont une intimité, la préservent mais ne s’en cachent pas !

Aux antipodes d’aujourd’hui où les médias véhiculent des apparences hypersexualisées parfois scabreuses, où les réseaux sociaux affichent, mais à distance, des mises en scène corporelles, de plus ou moins bon goût, de personnes qui, dans la vraie vie, ne se regardent plus, ne se saluent plus, ne retiennent plus les portes, se détournent les unes des autres quand elles se retrouvent dans un espace exigu comme une cage d’ascenseur.

Injonction paradoxale ou mise à distance d’une réalité organique encombrante ? Je ne sais mais ce qui m’apparaît ici, à la ferme et avec tous ses occupants, c’est que je suis AUSSI un être biologique fait de chair, de fluides, d’archaïsmes, de pulsions, un animal vivant et fragile en qui remontent des peurs ataviques, qui a faim, froid et veut être rassuré. Je veux qu’on me mouche, qu’on me console, qu’on m’embrasse, qu’on me baise, qu’on me suce …

Je veux n’être qu’un et ne plus jamais jouer à me dissimuler une part de moi-même.

Le récit de Julien.

Avais-je fait, dans cette pénombre, un pas de trop, moi qui me prenais pour une ombre ? Soudain un bras se déploie devant moi, tel la patte ravisseuse d'une mante religieuse chasseresse, une poigne puissante enferme ma nuque, me rapproche avec brusquerie ; une langue s'impose, intrusive, puis, instantanément, le dialogue se noue .

Étroit, familier, complice.

Mes bras ont enveloppé Lecourt et je maudis l'obstacle vestimentaire. D'un pas en arrière, j'ai arraché mon tee-shirt, fait tomber mon short que j'ai directement expédié à Oulan-Bator d'une pichenette du pied et je suis revenu. Peau contre peau, nos savanes en scratchs, nos corps en ventouses, nos bras en écharpe, nos langues reprenant leur conversation comme si elle ne s'était jamais interrompue, comme si rien de ce qui nous entoure n'avait d'importance, si l'épisode dilatoire se trouvait effacé.

Le retour de l'amant prodigue.

Soudain, il me glisse à l'oreille :

- "Prends-moi."

Aussitôt, c'est l'urgence et nos mains tâtonnent en recherche sur le drap. Claquement de l'obturateur, onction rituelle du gel ; je fléchis sur mes jarrets, écarte ses fesses à deux mains par en-dessous et le gland couronnant mon sceptre dressé vient se nicher, naturellement, à sa place.

Il s'incline vers l'avant, se cambre et envoie résolument tout son poids vers l'arrière dans un long "Ahh" grave qui accompagne l'expiration. En une seule bouchée d'ogre affamé, il croque ma bite.

Jérôme s'est retourné et, à genoux, d'une main secourable, le soutient aux épaules.

J'attends quelques secondes que se dissipe la légère sensation d'étranglement, mes mains désertent les masses de ses fesses qui, aussitôt, engloutissent l'axe qui nous réunit ; puis elles viennent encadrer sa taille, à cheval sur ses crêtes iliaques, pour l'aligner.

D'un léger basculement du rein, j'ai amorcé un retrait, puis je suis revenu lentement, prudemment, investir cet étui velouté que je connais si bien. Dés le deuxième basculement, je perçois son élan qu'il combine au mien pour nous réunir ; de ce moment, le diable et ses fièvres s'emparent de nous.

Je mordille son épaule ou sa nuque, je l'enlace à brassées, concentré à contrôler la cadence de nos aller-retour, l'aisance de nos coulissements, la vigueur de nos effusions. Mes oreilles bourdonnent mais je l'entends rugir soudement, je le sens me presser, m'exhorter et je cours, éperdument et sans escale jusqu'au moment qui voit se bloquer ma cambrure, secoué de spasmes, en pantin trépignant, désarticulé, bafouillant.

Quatre bras m'allongent, des lèvres effleurent les miennes, courent sur mon corps soudain écrasé de fatigue ; alentours, ça s'agite, ça trépigne, ça halète ...

Le calme revenu, j'ouvre les yeux dans la lueur de ceux, goguenards, de Lecourt. Il est allongé à mon côté, relevé sur un coude ; il me surplombe. En soulevant légèrement la tête j'aperçois Jérôme, couché en travers du lit, à nos pieds, pareillement redressé, souriant. Me le désignant d'un signe de tête, Lecourt m'interroge :

- "Tu l'as trouvé où, ce zigue ?"

Prudemment, je laisse l'intéressé réfléchir et choisir lui-même ce qu'il souhaite répondre.

Le récit de Jérôme.

- « Disons que j’errais en ville, saoul comme un polonais, que je l'ai interpelé pour qu'il ... m'encule, juste avant de m'effondrer. Il m’a alors recueilli puis veillé comme un frère. Mais le hic, c’est que le lendemain, il était toujours là, témoin de mes frasques que l’éthylisme servait à dissimuler à mes propres yeux. Je ne pouvais plus me masquer la vérité : même me croyant amoureux, même deux fois père et comblé, je ne parvenais pas à réprimer cette pulsion qui me pousse à revenir sans cesse me vautrer dans la luxure … à la rencontre d’inconnus pour qu’ils me baisent, qu’il me niquent comme un animal lubrique.

Sans mes enfants, j’aurais tout lâché et je serais parti cacher ma déchéance … à Macao.

Sans la figure de Julien, je me serais méprisé d’être incapable de tenir le rôle de celui qu’on me demandait d’être, du moins selon l’idée que je m’en faisais alors.

Pourtant entre nous, d’entrée, il a fixé la limite, et fermement. Je me souviens de son préambule solennel : je ne serai pas le soudard qui te bourrine pour sa seule jouissance puis te jette après usage. Moi, ce que j'aime, c'est faire l'amour avec un mec."

Et ça, ça m'a pris de court, sidéré, souffle coupé. Je me trouvais, à la fois, devant un effondrement et un espoir fou, celui d'une rédemption.

Je m'interromps soudain car Julien a poussé son pied jusqu'à venir au contact de ma cuisse qu'il presse chaleureusement. Le temps d'y puiser la force de poursuivre, puis je reprends.

- « Depuis lors, Julien m’a fait l’amitié de me proposer son toit comme un refuge et il m’accompagne , comme vous deux, ce soir, dans l’assemblage de ce puzzle où je me perds encore entre mes enfants, mon ex-compagne et ce sentiment de trahison, mon travail d’éducateur, l’image que j’ai de moi, de ma masculinité et mon amour propre, enfin. Une construction qui devrait me permettre de me regarder à nouveau sans honte dans un miroir.

En fait, j’ai découvert une graaaande différence, un gouffre. Avec, d’un côté, se prendre un coup de queue même rude dans les vapeurs d’un vestiaire ou les brumes alcoolisées d’une troisième mi-temps ou, tout comme, dans une back-room, ça, c’est juste une gaillardise animale, un rite entre hommes hâbleurs qu’on oublie sitôt rajustés et d’un autre, reconnaître qu’on a du désir pour un mec, l’embrasser comme un fiancé et s’offrir à lui, les yeux dans les yeux. »

Dans la pénombre, je regarde les deux silhouettes allongées côte à côte face à moi, Lecourt, redressé sur son coude à l’équerre et Julien qui presse sa tête contre le torse de son am …

Je réalise qu’aucun d’entre eux n’a prononcé de mot pour dire ce ... Bien sûr, ce n’est pas une de ces romances avec laquelle Disney nous fait rêver, il n’y a ni tourbillon, ni violon, ni grand serment enregistré à l’État Civil … pourtant, à l’évidence, pour l’observateur attentif que je suis, il y a bien ...

Soudain, Lecourt se gratte la gorge.

- « Alors je vais vous raconter une histoire en profitant de la pénombre, comme ça, si certains ont à rougir, personne n’en verra rien. »

Le récit de Lecourt.

Décidément, ce garçon a quelque chose qui me retient, probablement ce qui m’a happé dés mon arrivée. Avec une sincérité et une pudeur très adultes, il laisse entrevoir les tourments qui le déchirent, et que je crois bien reconnaître, sans pour autant que nous en soyons accablés. Son énergie vitale débordante le jette désespérément contre les barreaux de sa cage où il tourne en rond, comme autant d’appels au secours.

Rien d’étonnant à ce que ce bon samaritain de Julien lui ait tendu une main secourable et je veux intervenir à mon tour, avant qu’il ne s’effondre irrémédiablement devant nous.

- « Alors je vais vous raconter une histoire en profitant de la pénombre, comme ça, si certains ont à rougir, personne n’en verra rien.

A votre âge, les garçons, j’étais marié et parfois le démon me tenaillait si fort que j’étouffais, je n’avais d’autre solution que de faire, moi aussi, une escapade. Il existe un tas d’endroits discrets d’où l’on revient détendu, comme si de rien n’était et qu’on oublie tout aussitôt qu’on en est parti.

Je crois que vous reconnaitrez ce combat perdu d’avance entre ce qu’on prend pour notre devoir et ce qui nous vrille les reins jusqu’à nous faire perdre la raison.

Cependant, voilà qu’un jour, je me rends à l’invitation annuelle du lycée agricole. Là, un jeune homme me tombe dessus pour solliciter un stage aux Chênaies. Mais en silence, ses yeux me parlent de tout autre chose. J’ai hésité, tant le risque était grand si je l’avais mal compris. Pourtant souvent, ça vaut la peine de prendre des risques, pour échapper à un destin assigné.

Ce jeune homme n’est pas né coiffé mais il est de caractère entreprenant ; aussi tout ce dont il dispose aujourd’hui, il l’a construit pied à pied, conquis au mérite. Chaque fois, il me donnait des gages qui devançaient mes interrogations et la confiance s’est ainsi patiemment construite entre nous.

Pour tout.

Mais attention, il n’est pas du bois dont on fait les flûtes ; s’il sait écouter, il sait aussi argumenter, faire fermement valoir son point de vue, bousculer les usages, trouver des compromis et tracer sa propre voie.

Aujourd’hui, c’est à lui que sont confiées les rênes des Chênaies, grâce à lui que j’ai pu me consacrer à mes mandats et j’ai trouvé mon équilibre en me reposant sur lui comme sur une de mes deux jambes.

S’il y a, dans ma vie, une décision que je ne regrette pas d’avoir prise, c’est bien de lui avoir dit : toi, prends ton balluchon, je t’emmène.

Lui non plus ne semble pas avoir de regrets, puisqu’il est resté. »

Je m’interromps un instant car, soudain, l’image de Julien s’impose comme ma pensée première, lui dont le regard, ce jour-là, m’avait ébranlé, me perçant au jour, réveillant en moi ces pulsions que je m’efforçais, en vain, de museler, auxquelles je cédais de temps à autre pour ne pas étouffer et, qu’avec lui, j’ai pu apprivoiser jusqu’à trouver mon … non ! NOTRE équilibre.

Notre liberté.

Mieux ! J’y ai puisé des ressources insoupçonnées pour une émancipation et une ambition. Or elles ouvraient des perspectives similaires à Julien qui s’est pris à rêver.

C’est à un sentiment de jubilation que me renvoie l’évocation de ces souvenirs, celle d’avoir transcendé ce qui nous distingue de la majorité jusqu’à nous discriminer parfois, d’y avoir puisé la force, l’audace de mener notre route, moi de paysan à élu consulaire respecté et Julien, né sans terre, se voir confier la responsabilité d’une exploitation agricole aux produits remarqués.

Une similitude. Je crois que c’est cela qui m’a accroché chez Jérôme, sa détermination farouche, son urgence douloureuse. Je retrouve exacerbé chez lui, ce qui nous a réuni, Julien et moi, la quête d’un possible, de le voir à le toucher du doigt pour éprouver sa réalité.

Je sens un sourire involontaire étirer mes commissures. Bien sûr, la mansuétude avec laquelle je considère ma faiblesse passagère, celle d’un homme dans sa maturité pour l’appétissante vigueur d’un plus jeune parait un tantinet facile, voir complaisante.

Qu’importe si ce qui n’est qu’une passade peut l’aider à reprendre pied, lui rendre l’espoir qu’il peut poursuivre sa route, que le jeu en vaut la chandelle.

- « Oui ! Je crois que ça vaut la peine de relever ses manches et de se colleter à nos vrais dilemmes, ceux qui nous partagent. Et c’est tout à ton honneur d’essayer »

Le récit de Julien.

Je n'ai pas dit un mot suite au récit de Lecourt.

S'il parle de nous, de moi, il ne m'était pas directement destiné.

Je pense d'ailleurs qu'il n'en attend pas.

Je n'ai pas fait le moindre geste, pas plus.

A peine me suis-je imperceptiblement tourné vers lui, ai-je appuyé mon front un peu plus lourdement sur son flanc, laissant résonner à mon oreille la dernière syllabe de cet encouragement adressé à Jérôme, un soutien exigeant de convoquer notre histoire par cette confidence inattendue et ... émouvante.

Car les mots prononcés incidemment, par nécessité, n'en paraissent que plus sincères et nous vont droit au coeur.

C'est sans doute pourquoi de belles promesses verbales suffisent à nous abuser si aisément.

Mais depuis toutes ces années, Lecourt m'a manifesté tant de solides marques de confiance, concrètes, univoques, que je n'ai guère de doute sur les sentiments qu'il me porte et que confirme l'épanchement de ce soir.

Non, ce qui fait le prix de ses paroles, c'est leur rareté chez cet homme et je laisse ce plaisir me parcourir. J'en frémis même, imperceptiblement.

Lecourt s'étire et j'imagine alors qu'il va se lever pour rejoindre la grande maison, ainsi qu'à son habitude.

Mais non ! Le voilà qu'il se rencogne dans un soupir, recale son dos dans l'oreiller, relève sa nuque d'un bras, l'autre venant barrer le mien.

Le silence s'établit et chacun semble absorbé par ses propres pensées. Je laisse monter en moi cette infinie tendresse pour l'homme auprès de qui je me blottis, cette familiarité née dans la durée et la solidité du commerce entre nous, comme une longue coulée dans une eau douce et claire que je prolonge à loisir, en m'étirant autant que possible dans l'onde fraîche.

Oui, je suis bien ici, j'y suis chez moi, mais celui que je touche du bout du pied y est également bienvenu car une fraternité nous réunit, née d'une commune expérience d'épreuves traversées.

J'ai, dans la bouche, la caresse soyeuse et un peu sèche du sucre glace qui recouvrait le mille-feuilles des grandes occasions dans mon enfance. Il ourlait nos lèvres de moustaches blanches, semait de givre nos doigts et nos plastrons, provoquant nos fous-rires contagieux, manifestant ce lien indéfectible qui nous unit les uns aux autres en transcendant nos différences.

Tout comme ce moment de repos partagé dans ce silence paisible.

Amical72

* « Les orfèvres chez le pâtissier / Entrèrent pour manger quelques friandises / Les orfèvres chez le pâtissier / Par les marmitons se firent enculer / Puis voyant leur vit plein de merde / Ils ont bouffé ça / En guise d'éclair au chocolat. » Dans un enregistrement des 4, 8, 9 et juin 1965, les merveilleux Frères Jacques interprètent

et si vous voulez TOUT savoir sur ces chansons paillardes qui ont enflammé nos imaginaires d’étudiants, de sportifs, qu’en joyeux lurons nous entonniont à gorges déployées, en préambule à nos chaudes agapes, voici

* "Comme une arme brille / Dans ta main / Sur le mur humide / Trace ton chemin / Mais n'oublie pas / Que le temps te changera / Non, n'oublie pas … » dans son album « y a une route » de 1975, Gérard Manset interprète

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