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18 Mars

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Le Journal d'un Maton

Jour 3

J’ai enchaîné les tâches ce matin. Fini la fébrilité des deux jours précédents. Les choses reprennent leur cours normal. Ou plutôt, telles qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être. J’ai peut-être fait un faux pas, mais ce n’est pas pour autant que je me suis cassé la cheville. Je me retrouve enfin moi-même, droit dans mes bottes. J’avoue être fier de l’uniforme que je porte. Il n’a certes pas le prestige de certains uniformes militaires, le côté intimidant de celui des CRS ou le charisme de celui des pompiers. Mais il caractérise notre fonction. Une fois revêtu, nous incarnons l’autorité de l’Etat. C’est notre image de marque, nous distinguant nettement des détenus, qui eux sont en civils, et donc soumis à notre direction. L’ensemble des surveillants, par-delà les différences physiques des uns et des autres, forme un groupe homogène, uniforme. Pour conserver cette distance visuelle entre les détenus et nous, certains vêtements sont de fait interdits aux prisonniers. Le bleu sombre et marine est l’apanage de notre tenue, cette couleur leur est prohibée. Les pantalons de camouflage ou treillis aussi. En somme tout ce qui pourrait se confondre avec l’apparence d’un surveillant. L’aspect paramilitaire de l’ensemble me plait, avec son blouson sombre porté sur un polo d’un bleu plus clair, le treillis et surtout les bottes de sécurité. Elles donnent à notre démarche une assurance évidente. S’ajoute à cela le ceinturon où peuvent s’accrocher différents accessoires comme les clefs -fort nombreuses- ou nos gants en cuir. Mettre mon uniforme avant de prendre mon service revient à enfiler l’armure de mes fonctions. J’ai l’impression d’avoir une carapace incorruptible. Je cesse d’être un citoyen lambda pour être le « chef ». Ce n’est pas un déguisement (qui impliquerait que je me contente de jouer un personnage), mais une véritable ossature structurant ce que je suis, qui je suis. Droit dans mes bottes.

Bottes qui m’aident à suppléer le petit complexe que j’ai vis-à-vis de ma taille. Je ne suis malheureusement pas très grand, en-dessous de la moyenne même. L’épaisse semelle de nos chaussures me permet de gagner quelques centimètres. J’aurais aimé avoir un physique plus impressionnant. En imposer naturellement. Car nous sommes face à une cohorte bigarrée d’hommes, d’origines très diverses, aux tempéraments aussi divers qu’extrêmes pour certains. Il n’est pas rare que les détenus, plus grands et baraqués, me surplombent. Lorsque l’un d’entre eux cherche la confrontation, je ne puis jouer sur mes atouts physiques. Je sais rester ferme, impassible, ne pas montrer ma peur. Mes fonctions, symbolisées par mon uniforme et mon grade, doivent imposer le respect. Je ne perd pas mon calme, mais refuse d’entrer dans les tentatives de négociation de certains ou de céder aux intimidations. Je suis juste dans mes décisions, et si je sanctionne un détenu, il sait parfaitement qu’il le méritait. Il s’agit de trouver un équilibre entre bienveillance et fermeté. Ni abus de pouvoir, ni complaisance, ni défaillance.

Le centre pénitentiaire est par définition un univers fermé. Avec comme particularité d’être presqu’exclusivement masculin (la médecin-cheffe et quelques infirmières sont les rares femmes que les détenus peuvent croiser régulièrement). Ça pue la testostérone à plein nez jusque dans le moindre recoin. Un monde où règne la frustration. Privés de liberté, un ensemble de mâles en rut désœuvrés qui se toisent et se croisent. Le temps s’étire, l’ennui guette. Tout dans une journée devient un événement, et peut prendre des proportions inattendues. Comme si chaque détail de ce vase clos de la vie était grossi à la loupe. Telle une cocotte-minute sur le feu, la situation peut exploser à tout moment. Une broutille suffit à mettre le feu aux poudres. Tout est rapport de force permanent. Entre l’autorité, nous qui incarnons le pouvoir; et les condamnés, en marge de la société, les révoltés, ceux qui pour diverses raisons ont enfreint la loi, la contestent ou jouent avec. Il s’agit parfois pour certains de marquer leur territoire, de façon quasi animale. De prendre l’ascendant, comme un chef de meute. Une sorte de combat de coqs, de mâles qui cherchent à déterminer qui est l’Alpha.

Ce matin, nous savions que le risque de dérapage était au niveau maximum. Depuis quelques semaines, nous détenons trois flics (suspendus de leurs fonction dans l’attente de leur procès). Rien que leur statut d’anciens gardiens de la paix suffirait à faire d’eux des cibles. Mais le fait qu’ils soient des auteurs présumés de violences policières rend leur lynchage plus que probable. Nombreux sont ceux qui rêveraient de se défouler sur eux. A leur arrivée au centre, nous les avons placés à l’isolement; non pour les punir, mais pour leur propre sécurité. Malheureusement, par manque de place à l’isolement, nous devions les intégrer à présent parmi les autres détenus. Toutes les précautions ont été prises pour éviter d’envenimer la situation. Leur transfert vers une cellule classique s’est fait dans la plus grande confidentialité. Mais les nouvelles circulent paradoxalement très vite entre les prisonniers. Un seul mouchard, et tout le monde est au courant. Ce qu’il n’a pas manqué d’arriver aujourd’hui. Alors que nous passions dans les couloirs, escortant les trois flics, tous les détenus frappaient sur leurs portes avec des casseroles ou autres objets métalliques. A ce vacarme assourdissant s’ajoutaient les cris, vociférations, insultes, menaces. La clameur qui s’élevait à leur passage, même avec la force de l’habitude, ne pouvait que faire forte impression. J’ai eu le sentiment de les jeter en pâture à une bande de fauves féroces prêts à les déchiqueter à la première occasion. Et pourtant toutes les portes étaient soigneusement verrouillées, et les couloirs vides. Il est évident qu’on ne pourra pas les laisser descendre en promenade avec les autres avant un moment.

Je suis évidemment mal à l’aise. Car si les faits dont on les accuse finissent par être avérés, ces trois policiers ont lourdement fauté. Commettre des violences quand on est dépositaire de l’autorité publique est une circonstance aggravante. Mais, alors que nous les escortions jusqu’à leur nouvelle cellule, en entendant la bronca générale, je ne pus m’empêcher de me voir en eux. Ma faute, bien que plus légère, n’en était pas moins réelle. Je n’avais certes blessé personne, juste une petite entorse au règlement. Mais il ne fallait pas qu’elle me conduise à tomber plus bas. Jusqu’à cette déchéance infamante.

Il faut que j’arrête d’y penser. Que je me concentre sur mon travail.

Note positive : il semble que je finisse par prendre du plaisir à tenir ce journal. Je continuerai d’écrire ce soir. Je m’interromps car je vais devoir partir faire la tournée générale des cellules.

Je suis furieux. Je n’ai pu éviter Yassine lors de la tournée des cellules. Il m’attendait, et a bondi comme un diable hors de sa boite dès l’ouverture de la porte de sa cellule. Il voulait clairement me parler. Le connaissant, je savais qu’il parviendrait à ses fins. Il savait aussi que par peur de ce dont il voulait me parler, je préférerais que mes adjoints n’entendent pas ce qu’il me dirait. Je leur ai fait signe de rester à l’extérieur, je pénétrais seul, en refermant la porte derrière moi au maximum, sans la claquer. C’est un bordel sans nom dans leur cellule. Elle pue le tabac froid, avec des relents de shit. Yassine occupe la couchette du haut des lits superposés. Sur celle du bas, un ancien junkie en mal de désintoxication, le teint livide renforçant le côté maladif de sa maigreur anorexique. Une troisième larron occupe un matelas à même le sol. Victime de la surpopulation carcérale, il n’y a d’autre solution que de l’installer ainsi. Dernier arrivé, dernier servi. Il n’aura accès à l’un des lits que si l’un d’eux vient à se libérer. Bien que faisant une tête de plus que Yassine, et deux fois plus large, il lui semble totalement dévoué. Sans doute admire-t-il son énergie foisonnante et sa débrouillardise. Yassine ressemble à une panthère prête à fondre sur sa proie, alors que Mamadou est un genre de gros nounours trop gentil, un tantinet benêt. Dès mon entrée dans leur cellule, Yassine m’a tendu la main droite. Marchant sur des œufs, inquiet de ce qu’il allait me dire (et j’espèrais le plus discrètement possible), je n’ai guère réfléchi. J’ai pris ça comme une volonté de me saluer. Alors que jamais il ne m’a serré la main. Me prenant de court, Yassine m’a glissé quelque chose dans le creux de ma paume.

Tiens, prends-la. Tu me la rendras demain soir.

Il venait de me donner la carte SIM. Avant que je refuse, il a ajouté :

- Je t’ai enregistré un message dessus, rien que pour toi. Tu verras! ajouta-t-il ponctuant la fin de sa phrase d’un nouveau clin d’œil.

Et il m’a poussé vers la sortie, sa main droite dans le dos, ouvrant la porte entrebâillée de sa main gauche. Tout ce qui avait précédé, il l’avait chuchoté d’un ton un peu heurté. Mais cette fois, à la cantonade, pour que tous l’entendent bien, il m’a renvoyé dans le couloir avec un « A demain, chef ! » . De ce petit ton ironique qu’il a régulièrement dans la voix. Comme si son sourire se transcrivait dans ses cordes vocales.

J’ai à peine eu le temps de dissimuler la puce dans ma poche. Il m’était impossible de faire marche arrière. Machinalement, j’ai pris les clefs, j’ai verrouillé la porte. Sans doute content de clore la séquence. Séquence où je n’avais rien maîtrisé.

Il m’a clairement eu. Mais maintenant que je suis seul dans mon bureau, je repasse le film de la scène. Yassine a fait un véritable numéro d’équilibriste : il a chuchoté pour que mes collègues n’entendent rien. Mais suffisamment fort pour que ses co-détenus entendent et puissent témoigner de la scène en ma défaveur le cas échéant. Il m’a aussi aguiché en me parlant d’un message enregistré à mon intention. J’avoue être curieux d’en prendre connaissance. Mais je n’apprécie pas qu’il m’ait imposé son rythme. Dans l’urgence, je n’ai pas eu d’autres choix que de subir son rythme effréné. Avec un peu de recul, je me dis que je peux imposer mon rythme à mon tour. Un rythme lent, car rien ne presse dans une prison. Du temps, nous en avons. Par bravache, je m’interdis de chercher le fameux message tout de suite. Et d’attendre plus tard pour le découvrir.

D’ailleurs, pourquoi lui rendrais-je cette carte SIM demain soir ? Je peux très bien la confisquer pour de bon. Et ne jamais écouter ce message tentateur. Je mets ainsi fin au petit jeu de Yassine.

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