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18 Mars

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HISTOIRE

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Agriculteur

Saison 7 | Chapitre 3 | Petit frère

Comme tous les gays, je suis constamment sur mes gardes. Même si je n’ai jamais fait l’objet de moqueries appuyées, je ne sais que trop ce que me vaudrait d’être démasqué publiquement pour ne pas rester vigilant. Je sais également identifier ceux dont le regard est aussi aiguisé que le mien, … ou est-ce parce que nous ne regardons pas de la même façon ? … De plus en plus consciemment avec la puberté, nous évaluons chez l’autre sa capacité à devenir un partenaire sexuel, et quand nous croisons un regard semblable au notre, cela ne nous échappe pas.

C’est ainsi que j’ai remarqué Jérémie. Au foyer, autour d’un terrain de rugby, dans la foule qui se presse à l’entrée de l’amphithéâtre, nos yeux se sont accrochés à plusieurs reprises. Je l’ai vu rejoindre un groupe de nouveaux élèves, de grands ados, il a sans doute, quoi, quinze ans … l’âge auquel on arrive en seconde, un enfant !

Il n’est pas très grand, trapu avec la démarche un peu balourde d’un adolescent encore trop empêtré dans ses questionnements pour avoir trouvé un usage fluide de son corps. Il a le cheveu châtain avec des reflets roux qui flambent sous la lumière. Il garde le visage levé, menton pointé, sa lèvre supérieure en accent circonflexe découvre d’un discret sourire ses incisives étroites et légèrement chevauchées. Il regarde avec les paupières légèrement tombantes, d’un air sérieux, qui pourrait passer pour presque hautain si je n’avais percé au jour sa faille. Il m’amuse dans ses essais de posture pour paraitre plus âgé mais je n’ai jamais eu l’occasion de lui parler. Quoi lui dire, d’ailleurs ?

Soir d’hiver, je suis au foyer et je bois un verre seul dans mon coin, tranquille en feuilletant une revue lorsqu’une ombre se plante face à moi. Je relève les yeux et le découvre me fixant, raide, immobile :

- « bonjour, moi, c’est Jérémie »

Je souris poliment, surpris par le joli timbre de sa voix grave.

– « enchanté, Jérémie »

Il respire un grand coup.

– « je sais qui tu es ! »

Je ris en croisant mes bras sur ma lecture :

- « ça, ce n’est pas un secret … »

- « tu n’en as pas l’air, à te voir, comme ça… »

Je hausse les sourcils, attendant la suite et il poursuit :

- « moi aussi, j’en suis ! »

Il se tait un instant, sans me quitter des yeux puis, brusquement, il fait demi-tour et s’éloigne, me laissant un peu abasourdi et sans voix. Je ne doute pas une seconde qu’il vient de me prendre à témoin pour ce qui ressemble à un coming-out mais, imparfait, implicite, n’est pas abouti. Il n’a fait que la moitié du chemin, pourtant la plus difficile. Cependant, il a attiré mon attention, allumé ma curiosité.

Du coup, je relève sa présence, quand je l’aperçois dans la file du self ou au foyer, mais il ne m’accorde qu’un regard sombre avant de se détourner, sans paraitre avoir la moindre intention de me parler. Cependant, alors que je ne l’ai jamais considéré autrement que comme un enfant, je relève ces infimes détails qui témoignent de sa mue : cette ombre, du duvet sur son visage, le naturel d’un élan dans l’affirmation de soi … Non, il n’est déjà plus un enfant et, songeant à ma « petite sœur » Sophie, je le regarde avec la bienveillance distante et un peu amusée d’un grand frère.

L’enseignement agricole public, soucieux d’une éducation globale de ses élèves, nous ouvre l’accès à des découvertes. Ainsi les concerts de musique classique des JMF*, qui m’ont fait asseoir sur le velours rouge et sous les dorures du Théâtre Municipal, dont jamais je n’aurais imaginé pourvoir monter les marches tant, par l’idée que je me fais de ses habituels spectateurs aperçus, guindés et bourgeois, il me semblait appartenir à un monde étranger au mien. Bien sûr, j’avais prêté une oreille appliquée aux enregistrements qu’au collège, la prof de musique nous faisait solennellement écouter, des disques allemands encadrés de jaune, preuve socialement indiscutable d’un sérieux qui ne pouvait que susciter notre admiration … et ma plus absolue indifférence de plouc inculte.

Mais mon « premier » concert, ce requiem de Fauré* sous les voutes d’une petite église, cette voix d’ange, sa lente ascension, cette spiritualité, cette émotion … est-ce parce que, moi-même j’étais incapable de donner une forme à ces grands courants impérieux qui me tourneboulaient ? Lorsque la soprano a entamé l’air « pie jesu », un sanglot m’est soudain monté à la gorge et c’était comme lorsque la peau du lait qui bouillonne sourdement éclate à la surface de la casserole, laissant le liquide onctueux la submerger puis l’engloutir. Après quelques hoquets, j’atteins lentement une grande sérénité, découvrant ainsi qu’il existe des voies pour transcender nos turpitudes, s’élever au-dessus de leurs nuages de suie grasse, les sublimer en d’aériennes volutes qui, sans les supprimer, les rendent supportables par une beauté inouïe, indicible …

Quelques fois, je rends grâce à ces tourments de m’avoir poussé vers des exutoires indispensables, quasi vitaux et, ainsi, ouvert à ces mondes de grâce.

Je suis aujourd’hui un des anciens du lycée, j’en connais les moindres recoins, du centre socio-culturel aux sanitaires, et les plus discrets usages réservés aux internes qui ne rentrent pas dans leur famille chaque week-end. J’ai compilé quelques passe-droits qui me permettent, par exemple, d’accéder à la salle affectée à la musique pour y écouter mes enregistrements favoris du moment en toute quiétude. Il me suffira de ranger et de refermer discrètement les lieux ensuite. Privilège d’ancien ou concession à ma réputation de sérieux ? J’en ai soigneusement gardé la lumière éteinte pour écouter les Suites pour violoncelle de J. S. Bach*. Je sais que ce répertoire fera fuir la plupart de celles et ceux à qui viendrait l’idée de pousser la porte à quoi je tourne le dos et qui, là, se referme précautionneusement. Pourtant, une ombre se glisse dans le fauteuil mitoyen du mien.

– « tu écoutes cette musique, toi ? »

Je glousse : - « comment peux-tu être étonné, Jérémie, toi qui dit savoir qui je suis »

- « oui mais quand même, un paysan qui écoute du classique, c’est drôle … »

- « Tu sais, en Afrique, les paysans sont noirs, en Asie, ils sont jaunes avec des chapeaux coniques en paille de riz et en Australie, ils travaillent la tête en bas, alors il doit bien y avoir d’autres paysans qui écoutent Bach »

- « Y en a qui sont pédés aussi ? »

Dans la pénombre de la pièce, il s’est enfoncé dans son fauteuil. D’une voix sourde que je voudrais chaude et rassurante, je murmure :

- « assurément »

- « mon père me tuera »

A la seule lumière des lampes de la chaine stéréo, il me semble qu’il a les yeux pleins de cette eau amère que j’ai bue à longues lampées … il y a longtemps. Un poison. Alors, je m’essaie à dire quelque chose.

– « tu sais, même les petits chats pouilleux, si on ne les noie pas sitôt à la naissance, si on les garde, si on les nourrit, si on les caresse, alors on s’y attache, immanquablement … Et puis, crois-tu que tu sois le seul ? »

Il tourne brusquement la tête vers moi :

- « je peux te sucer ? »

Vlan ! En pleine poire ! Même si je réalise qu’il grandit, le regard que j’ai posé sur lui est celui d’un d’aîné, d’un ascendant responsable et l’a placé à distance. Pour moi, il n’est pas un objet de désir. Alors je me cache derrière un petit rire maladroit :

- « voyons, on va peut-être discuter un peu auparavant »

Il se dresse sur ses ergots.

– « Je vois, monsieur ne baise pas avec les petits gros rouquins, même majeurs* … » puis, baissant la tête, l’œil noir, il ricane : « monsieur préfère les vieux … qui ont un gros domaine. »

Je ne résiste pas à mon élan ! Je l’attrape par un bras, l’attire vers moi, lui chiffonne joyeusement les cheveux, lui frictionne les oreilles, l’ensevelis sous mes grands bras.

– « dis-donc, c’est pas parce que ton grand frère refuse de t’emmener au bal, le samedi soir, que tu dois te venger sur moi, petit frère ! »

Il se dégage en me repoussant, se carre au plus loin dans son siège, recroquevillé, sombre et fulminant.

- « Je suis fils unique »

- « Et donc le seul à pouvoir reprendre l’exploitation … Et si tu t’attachais à être aussi le meilleur successeur possible et à le montrer, hmmm ? »

Il soulève ses deux coudes écartés, repose énergiquement ses deux mains qui claquent sur les accoudoirs sur quoi il prend appui, amorçant le mouvement pour se lever.

– « bon, je perds mon temps avec toi, j’aurais plutôt dû aller place d’Espagne me faire bourrer le cul comme une salope derrière un buisson. »

Je l’arrête d’une main sur son avant-bras et de l’autre, soulevant mon bassin, je fouille au fond de ma poche pour en extraire le carré magique que, d’abord, je lui tends ostensiblement, avant de l’escamoter prestement.

– « à moins que tu préfères que ton père apprenne que son fils unique est pédé par un bulletin de décès plutôt que d’avoir à lui parler »

Electrochoc !

Comment ne pas être paralysé par cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes d’hommes gays, surtout pour faire nos premiers pas ? Après l’évènement planétaire de la disparition de Rock Hudson*, figure machiste du cinéma américain, mais gay emporté par le sida et abandonné par ses « amis », dont les Reagan, alors à la Maison Blanche, c’est au tour de Sylvester* d’être victime du virus. Une épidémie qui se diffuse, une menace qui enfle et ne cesse de se rapprocher, nous encercler, en tapinois.

Quand je le vois s’effondrer, je remercie ce remords permanent qui m’a tenaillé après ma première fois sans protection avec Lecourt, cette angoisse indicible qui m’a ensuite coiffé la bite de latex avec constance et permis d’échapper à la contamination. Il relève la tête :

- « Et toi, comment tu as fait … au début ?

– « Jérémie, tu as su me repérer … Regarde attentivement autour de toi, sois certain que tu n’es pas seul. Fais du sport, participe aux soirées, aux sorties proposées … »

Il a gardé ses mains posées sur les accoudoirs mais s’est avachi, nuque brisée et branle du chef.

– « tu m’as vu ? Je suis gros, moche, roux et je sens le cochon, personne ne voudra baiser avec un cageot pareil … qui doit se cacher en prime »

Je fais rouler un rire discret dans ma gorge et je m’autorise à poser doucement ma main à plat sur ses cheveux.

– « Regardez ce pauvre petit chat écorché, il aurait mieux valu le noyer à la naissance, oui ! Ou trouver une corde assez solide pour le pendre comme un jambon car, décidemment, il n’a absolument RIEN de positif ! Il est poil de carotte comme un de ces écossais qui sont assurément des sous-hommes, il peine à habiter son corps contrefait, il est entré en seconde par hasard, son père l’envoie au lycée par dépit, sa mère lave son linge sans parvenir à ôter les odeurs de porcherie, ses copains lui tournent le dos, ses bras potelés sont pleins de fromage blanc et, lâchement, il n’ose pas se dévoiler … »

À dessein, j’ai déroulé ma litanie sur un ton outrageusement accablé. Très vite, je l’ai senti se raidir, voilà qu’il s’ébroue et proteste :

- « bon, ça va, c’est pas non plus la misère noire … »

- « Tu voudrais avoir une robe de princesse et tu te plains de n’avoir que celle d’une Cendrillon souillon, tachée et déchirée ? Peut-être pourrais-tu faire quelque chose de ce côté-là, si tu espères te faire enlever par un prince sur son cheval blanc. Plus tu pourras être fier de toi, de ce que tu fais, de ce que tu deviens et plus on t’aimera, Jérémie »

Il se tourne vers moi, bras croisés sur les accoudoirs mitoyens, pose son menton sur ses poignets, ses yeux relevés vers moi brillent à nouveau :

- « Tu veux vraiment pas que je te suces ? Allez … pour apprendre à ton p’tit frère … »


*Essayez pour voir si vous n’avez pas la gorge serrée en écoutant Sandrine PIAU chanter le pie jesu du Requiem de Gabriel Fauré … Dona eis réquiem, donne-leur le repos, sempiternam réquiem, le repos éternel.

,

*Le 4 août 1982, l’homosexualité est dépénalisée par Robert Badinter, Garde des Sceaux, Gisèle Halimi est rapporteuse du projet de loi. La majorité sexuelle pour tous.tes, homo comme hétéro, passe à 15 ans. Sur la délicate question des rapports sexuels avec des mineurs,

*Rock Hudson, idole hétéro du cinéma américain, dont A. Maupin, qui a été son amant, évoque le solide appétit sexuel dans ses mémoires, aura passé sa vie à mentir, ne faisant jamais une apparition publique sans une jolie femme à son bras, même si son homosexualité était le secret le moins bien gardé d’Hollywood. Malade, il est victime d’un malaise et soigné à l’Hôpital Américain à Paris. Il révèle la nature de son infection le 25 juillet 1985. Son embarquement est refusé par toutes les compagnies aériennes, il se tourne vers son ami Ronald Reagan, pourtant président des USA, qui reste sourd à ses appels. Il devra affréter un 747 privé pour parvenir à rentrer chez lui, à Los Angeles, où il disparait le 02 octobre 1985. En 1987, l’administration américaine interdira l’accès du territoire des USA aux personnes séropositives.

, hymne disco, disparait en 1988, victime du sida.


Amical72

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