Youki, je pense à toi, que je ne connais pratiquement pas : seulement un nom, amusant, sympathique et exotique, et quelques phrases frappées sur un clavier, un rendez-vous confié à l'espace cybernétique.
Je me vois sur la dalle de la Défense : beau ciel clair, presque sans nuages ; vent glacial qui doit me faire les joues bleues, guettant toutes les silhouettes vêtues de noir, d'un type au visage " Asiatique imberbe, et mignon sans être efféminé "... Aucun passant ne répond jusqu'ici à cette description !
Je ne suis pas du tout en colère, bien que l'heure du rendez-vous soit largement passée : midi et quart (je suis arrivé un peu en avance...), midi vingt, midi trente... J'ai froid, je marche, et je me suis déjà fait remarquer par au moins cent-cinquante personnes qui déjeunent au " Poivrier ", bien au chaud !...
Je ne suis pas du tout en colère, et je ne suis presque pas déçu. J'attends jusqu'à moins le quart, et à moins dix, je reprends ma voiture au parking...
Tu aurais quand même pu téléphoner, Fils du Ciel, à qui j'avais (imprudemment ?) laissé mon numéro de portable !... Mais je ne suis pas trop déçu, car je me dis qu'un quinquagénaire qui a l'occasion de rêver quelques heures d'un jeune Asiatique en costume noir, imberbe, mignon, mais pas efféminé, et certainement à priori bienveillant, ça n'est déjà pas si mal que cela !
Je pense à toi, que je connais si peu... Des tas de silhouettes d'Asiatiques mignons, imberbes, et pas efféminés passent dans ma tête. Je les vois tous affectueux, attentionnés envers moi, à la fois hardis et déférents, sensuels et retenus, lubriques et chastes : quand on rêve, après tout, on a bien le droit d'assembler les contraires. C'est fait pour cela, le rêve éveillé.
Je pense à toi, que je ne connais presque pas, comme on pense à un ami, à un reflet de soi-même, mais qui serait un autre, un amant.
Je ne sais pas quelle sera notre relation - ni même si elle commencera, seulement -, mais nous en sommes à la période magnifique, féérique et frustrante où on ne se connait pas, mais où tous les possibles sont ouverts. Pythagore disait que le meilleur architecte devait être un aveugle, puisque seul un aveugle peut concevoir des cercles parfaits, des droites absolument droites, des parallèles qui ne se rencontrent vraiment jamais, délivrées, et pour cause, des illusions d'optique... L'amant idéal est sans doute comme moi aujourd'hui, ce soir, dans mon petit hôtel anglais, loin de la Défense, car je ne t'ai encore jamais vu, car dans ma tête - dans mon coeur ? Dans mon bas-ventre ? - je te donne tous les attraits divins de l'idéal.
Je pense à toi que je ne connais presque pas... sauf au travers de phrases, un peu maladroites, mais charmantes et contrites, qui me disent que tu es malade, qui me font chaud au coeur, que j'ai reçues, enfin à travers l'espace cybernétique, et qui me donnent envie de te bercer, comme un enfant fiévreux que sa maman rassure en le caressant, et qui attarde une main douce et fraîche, apaisante, sur ton front brûlant.
Soigne-toi bien ; prends soin de toi. Le quinquagénaire qui pense à toi attendra.
Au fait, tu sais, il y a longtemps - très longtemps - j'étais un petit garçon, très loin de chez lui : en Amérique ! (non, n'exagère pas, je ne faisais pas partie de la première expédition de Christophe Colomb, ni même des émigrants du May Flower), moi aussi j'étais malade, seul et loin de toute main fraîche qui eût pu m'apaiser. Et sais-tu ce que j'avais ? J'avais aussi... la grippe. Mais, bien que je fusse alors en Amérique, cette grippe épidémique, on lui avait donné le nom de " grippe asiatique " ! ! Amusant, non ?
Dès qu'il ira mieux, je verrai où poser ma main caresseuse pour le mieux apaiser? l'Asiatique mignon, imberbe, mais pas efféminé, et que je ne connais presque pas.
Bises,
Jako
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